dimanche 19 février 2012

Ne nous voilons pas la face! Nos libertés académiques sont en jeu…


Des établissements universitaires à Sousse, la Manouba, Kairouan et Gabès ont été le théâtre d’intrusions et d’agressions récurrentes provoquées par des individus, majoritairement étrangers à l’université. Profitant de la mollesse de l’Etat et de l’accès des islamistes au pourvoir, ces personnes ont voulu imposer par la force des pratiques conformes à leur vision particulière de la religion et, pour ce qui concerne l’université, attentatoires aux libertés académiques. Ainsi en est-il de leur revendication du port du voile facial dans les cours et aux examens, du droit de regard qu’ils ont voulu s’arroger sur le contenu d’une épreuve d’examen, de même que la tentative d’imposer la séparation des hommes et des femmes dans un restaurant universitaire.

Ces incidents qui se sont accélérés depuis les élections du 23 octobre ont été différemment appréciés par les parties prenantes à l’université. Le gouvernement y a vu des épiphénomènes sans gravité, ni rapport entre eux, ni portée politique ou sociétale. Posant le problème en termes de libertés individuelles, vestimentaires en l’occurrence, il a non seulement observé avec indifférence l’entrave au service public d’enseignement, mais s’est même offert le luxe d’annoncer qu’il n’entreprendra rien avant la promulgation de la nouvelle constitution. Ainsi, d’une part, il met dos à dos les instances académiques et une poignée d’étudiantes soutenues par des activistes islamistes au passé violent revendiqué et d’autre part, il offre à ces derniers une garantie explicite de « non belligérance ».

Devant cette complaisance cynique, on ne peut s’empêcher de présumer que le pouvoir en place semble vouloir laisser à ces groupes l’opportunité de créer des situations de fait accompli qu’il suffirait plus tard d’entériner, gagnant ainsi le double enjeu de préserver l’unité du camp islamiste et celui de faire des « percées » dans la « cuirasse » sociétale la plus hermétique aux retours en arrière qui est l’université.

D’un autre côté, le corps enseignant a au contraire vu dans la volonté de faire passer en force le voile facial à l’université, une tentative d’imposer dans les faits et depuis l’université les fondements d’un modèle social passéiste présentant pour l’université une menace réelle pour les libertés académiques qui l’ont régie même aux pires moments de la dictature.

Mon propos ici est d’expliquer que derrière les revendications prétendument « vestimentaires », présentées comme « anodines » et « libertaires », ce sont plutôt les libertés académiques qui sont en jeu ainsi que l’égalité devant le service public, éléments cruciaux occultés dans la gestion de cette crise.

En effet, rappelons-nous que les assaillants de la Faculté de la Manouba avaient, le premier jour du sit-in, réclamé non seulement l’autorisation du port du voile facial mais aussi, l’octroi d’une salle de prière et la séparation des filles et des garçons dans les cours avec des enseignants du même sexe, et cela par « respect à leur foi religieuse », selon leurs dires. Puis, dès le lendemain, leurs revendications se sont subitement réduites à la salle de prière et au port du voile facial. Ce revirement provient, à mon sens, du fait que ces activistes se sont vite rendu compte que la question du port du voile facial en classe et à l’examen, par respect de la conviction religieuse, est nodale par rapport à tout le reste.

En effet, dès l’instant où les instances académiques acceptent qu’une personne accède aux cours ou aux examens la face voilée, tout le reste ira de soi car toutes les complications pédagogiques, disciplinaires et sécuritaires découlant du voilement de la face, deviendront la seule responsabilité de ces instances. Les problèmes subséquents seront ainsi « exportés » chez les instances académiques seules responsables d’assurer aux examens les conditions d’équité et de rigueur et aux cours les exigences de communication et de discipline appropriées.

Ainsi, s’agissant des examens, il est clair que le fait de tolérer le voilement de la face impose de ne plus sanctionner les comportements présumés frauduleux des étudiant(e)s qui opèrent à visage découvert dans la mesure où il est inéquitable de réprimander ou sanctionner un étudiant qui regarde en biais, par exemple, alors que, derrière le voile facial, le regard d’une autre étudiante n’est même pas contrôlable. Du combat pour l’égalité des chances, on se trouverait ironiquement, en train d’entériner l’inégalité des risques…

Il est clair dès lors que pour parer aux incongruités découlant de ces situations, les instances académiques n’auront pas d’autre choix que de réserver des salles d’examen séparées aux étudiants et étudiantes avec des surveillants du même sexe. En cela, elles dérogeraient au principe de l’égalité devant le service public qui n’autorise les traitements exceptionnels qu’envers les citoyens qui ne sont naturellement pas en mesure de recevoir le service dans les conditions communes, à savoir les  handicapés  ou les malades. En effet, se voiler volontairement la face n’est en rien une contrainte naturelle justifiant un traitement spécial.

A partir de cet instant, également, il deviendra évident que pour l’accès aux cours il s’appliquera la même « exégèse ». On ne peut refuser durablement l’accès aux cours si on a accepté celui aux examens et à partir de là, les complications pédagogiques, logistiques et disciplinaires inhérentes à cela seront « exportées » chez les instances académiques qui ne pourront les régler radicalement que par la séparation selon le genre.

La seconde conséquence, à notre avis, la plus grave est que dès l’instant où l’on accepte le voile facial au motif du respect de la conviction religieuse (bien que ceci soit très fortement controversé), la porte sera ouverte à la perte de contrôle complet sur le contenu des enseignements. En effet, dès l’instant où on a donné une légitimité au motif « religieux » pour céder sur un maillon de l’opération pédagogique, les étudiants seront tout à fait en mesure d’invoquer ce même motif pour demander à être dispensés de certains enseignements ou « d’expurger » les programmes ou les bibliothèques de certains thèmes, auteurs ou ouvrages. Ainsi pourrait-il en être de tous les enseignements ou ouvrages d’économie et de gestion en rapport avec l’analyse des taux de l’intérêt. De même, les écrits des philosophes réputés athées, des écrivains, poètes, artistes ou penseurs à la réputation « religieusement incorrecte », les enseignements sur la viticulture, l’élevage porcin ou autres pourront être contestés selon les mêmes « fondements ». Le contrôle sur les enseignements est en réalité le pas le plus décisif vers l’aliénation de l’université, lieu de liberté et d’apprentissage de la liberté.

Et ce qui est en jeu, à mon avis, n’est pas seulement l’irruption du religieux dans l’exercice de nos libertés d’enseigner et de chercher « comme bon nous semble ». Il s’agit de l’irruption de la religion dans un contexte où le religieux est fortement connoté de politique et où le politique agit comme pour instrumentaliser les libertés académiques à des fins de gouvernance sociale.

A l’heure où le pays peine à tracer son chemin vers un État démocratique, il est du devoir des enseignants de défendre, pour eux et pour les générations futures, les libertés d’enseigner, de chercher, de penser et d’accéder aux savoirs, tous les savoirs. Un État ne peut se concevoir comme démocratique, s’il ne reconnait pas à l’université, la liberté d’être et de faire, en tant que possibilité d’être même en dissidence avec lui. Ce faisant, il se garantit sa légitimité en tant qu’État démocratique.

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