mardi 27 décembre 2011

Chassez la dictature, elle revient au galop...

Chassez la dictature, elle revient au galop...

  Par Sonia NACCACHE
Les développements de la scène politique tunisienne depuis les élections du  23 octobre 2011 nous interpellent par la tendance inquiétante à l’hégémonie manifestée par le parti Nahdha, premier parti en nombre de sièges à l’Assemblée nationale constituante. Cette tendance est, à notre avis, le reflet d’une interprétation antidémocratique du résultat des élections et d’une compréhension viciée du régime parlementaire qui préparent le terrain, d’une part, au retour de la dictature, et d’autre part, à l’enracinement du parti Nahdha dans les rouages de l’Etat en vue des élections à venir. 
Commençons par rappeler que ces élections ont donné au parti Nahdha 89 sièges sur 217 en contrepartie du vote d’environ un million et demi de Tunisiens, ce qui représente 37% des votes exprimés et 18,5% des personnes en âge de voter. Face à cela, les élections ont également donné
0 siège à environ un autre million et demi de votants dont les votes dispersés n’ont pas trouvé d’expression à l’Assemblée. Ce verdict démocratique n’a pas les mêmes implications dans le cas d’élections législatives que dans le cas d’élections pour une Assemblée constituante. Et il est dangereux d’en confondre les missions et les conséquences.
En effet, contrairement à des élections législatives dont les conséquences se traduisent  par des législations forcément réversibles au bout d’un mandat électif et dont il est légitime qu’elles puissent refléter la vision de la(les) force(s) politique(s) ayant obtenu la majorité,  les élections du 23/10 ont pour mission fondamentale la rédaction d’une Constitution démocratique répondant aux aspirations de tous les Tunisiens. En conséquence, le fait de représenter les voix d’un million et demi de votants ne donne aucunement un droit de prééminence pour rédiger la Constitution de tous les Tunisiens, décider seul des mécanismes  de son adoption et asseoir des règles d’exercice du pouvoir provisoire en se référant à un régime politique sur lequel les Tunisiens ne se sont pas encore prononcés et n’ont même pas eu l’occasion de débattre et qui ont le défaut de paver la voie au retour du parti-Etat qui a conduit le pays à sa ruine.
Cette tendance à l’hégémonie s’est exprimée lorsque, dès le lendemain du scrutin, le parti Nahdha avait annoncé la candidature de M. H. Jebali à la tête du gouvernement en affirmant que cela était cohérent avec les règles du régime parlementaire prôné par ce parti, oubliant que dans les régimes parlementaires ce n’est pas le parti ayant le plus grand nombre de sièges qui désigne le chef du gouvernement mais le groupe parlementaire qui détient la majorité qui désigne un candidat et le propose au chef de l’Etat au cours des consultations entre celui-ci et les différents groupes parlementaires.
La soumission par Nahdha de son projet de loi d’organisation provisoire des pouvoirs publics et de règlement intérieur achève de nous convaincre de ses visées ouvertement dictatoriales à la fois dans la conduite de la préparation de la Constitution et de l’exercice des pouvoirs. Comment peut-on qualifier, sinon, les superpouvoirs confiés au chef du gouvernement et la dévolution au président de la République d’un rôle de représentation strictement honorifique. Ce dernier n’a en effet même pas la prérogative de nommer un ambassadeur ou un gradé de l’armée dont il est le chef. Il ne peut le faire que sur  proposition du chef du gouvernement et après accord de celui-ci. Cette présidence réduite à sa dimension protocolaire a suscité chez le Tunisien moyen, pourtant échaudé par la dictature du président tout-puissant, une réaction d’ahurissement dans la mesure où il a saisi intuitivement que c’est la toute-puissance qui était l’origine du mal et non la fonction présidentielle.
Un pas supplémentaire est franchi dans la dictature du chef du gouvernement avec la disposition qui autorise  l’assemblée à déléguer tout ou partie de sa fonction législative au chef du gouvernement dans les « circonstances exceptionnelles où la bonne marche des pouvoirs publics est entravée ». Sans précisions quant à ces circonstances, la porte est ouverte à toutes les dérives...
Une concentration aussi extrême des pouvoirs du chef du gouvernement nous rappelle la triste époque de la dictature présidentialiste et fait comme si les Tunisiens avaient chassé Ben Ali pour sa personne et non pour son système de gouvernement et les ressorts institutionnels de sa dictature.
Non content de concentrer autant de pouvoirs entre les mains d’une seule personne, le projet de loi de Nahdha va davantage verrouiller la contestabilité de ces pouvoirs en rendant impossible, en pratique, la motion de censure puisque la confiance au gouvernement est votée à la majorité alors que la motion de censure est votée aux deux tiers. C’est purement et simplement un aller simple au pouvoir pour tout gouvernement élu selon ces modalités. Outre le fait d’être alarmante et suspecte dans l’absolu, cette situation l’est encore plus dans le contexte actuel où l’inexpérience de la classe politique dans l’exercice du pouvoir aurait mérité plus d’équilibre entre les pouvoirs et les contre-pouvoirs reflétant l’humilité et le sens de la mesure des concepteurs de ce projet de loi.
Enfin, ce projet de loi provisoire illustre de quelle manière les superpouvoirs dévolus au chef du gouvernement issu du parti qui a le plus grand nombre de sièges vont mettre à sa disposition tous les ressorts décisionnels pour installer son parti dans les rouages de l’État, notamment avec la désignation de tous les commis de l’État qui est soumise à son approbation. Une telle disposition pour une période transitoire de quelques mois ne nous semble pas relever d’autre chose que l’objectif de se mettre en situation de prendre option pour les prochaines élections. La nouvelle de l’accaparement par Nahdha des ministères de souveraineté ne fait qu’appuyer cette présomption.
Le parti Nahdha propose ainsi de confier au chef du gouvernement, tous les pouvoirs exécutifs anciennement dévolus au président de la République, ramenant ainsi le pays sur le chemin de la dictature. Jouant sur le fait que  le régime parlementaire a bonne presse parmi les Tunisiens, le parti Nahdha essaie de donner l’illusion que l’organisation des pouvoirs qu’il propose est parlementaire. Il omet que ce régime, enraciné dans les pays nordiques, suppose des pratiques démocratiques suffisamment avancées pour rendre les dérives dictatoriales impossibles.
Si, à présent, nous relions la soumission de ce projet de loi d’organisation des pouvoirs publics aux événements qui viennent d’éclater à l’université et qui, au nom de l’extrémisme religieux, portent atteinte aux libertés académiques et aux règles de fonctionnement de l’espace universitaire, ainsi qu’à l’accaparement annoncé des portefeuilles de l’éducation et de l’enseignement supérieur, nous pouvons conclure qu’en même temps que la tentative de mise à genoux de l’université érige un écran de fumée qui permet la sous-médiatisation des enjeux du projet de loi, elle permet que la mise au pas de la société commence par le bas et que la confiscation du pouvoir politique s’opère par le haut.

Paru dans La Presse du 05 décembre 2011

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